Prométhées d’aujourd’hui

Giuseppe_Collignon_-Prometheus Steals Fire from Apollos Sun Chariot, 1814 (Wikipedia Creative Commons)

Editorial.  Par Raphaël Payet

 

Faire de Prométhée celui qui disposa la connaissance à l’humanité est sans doute l’interprétation proposée du héros la plus répandue. Mais si cette perspective est mise en avant, c’est parce qu’elle accorde un sens à la fois ample et précis au mythe antique. Elle permet de sédimenter le geste de Prométhée – l’usurpation du feu aux dieux – en trois dimensions essentielles. Si l’on décompose le mythe, les trois étapes significatives sont les suivantes : d’abord, la rébellion contre les dieux. Puis, le vol du feu. Enfin, l’offrande du même feu. Ce sont toutes ces étapes qui permettent d’arracher la connaissance à ceux qui la possèdent, afin qu’elle soit diffusée à ceux qui ne la possèdent pas. De nos jours, c’est ce même triple geste que perpétue le lanceur d’alerte.

Inventé par les sociologues Francis Chateauraynaud et Didier Tony1, le terme de lanceur d’alerte qualifie un titan de courage parmi les titans de la corruption. Et le parallèle mythologique est frappant. D’abord, il s’agit pour le lanceur d’alerte de prendre conscience d’un état de fait alarmant, injustifiable à tout un chacun, qu’il soit politique, économique, législatif ou sanitaire.

Comme pour Prométhée, le premier moment est la rébellion qui suit la prise de conscience. Ainsi de Jeffrey Wigand, à l’origine de la dénonciation des méfaits du tabac dans les années 1990, qui comprend le rôle cancérigène de la coumarine, que l’entreprise Brown & Williamson refuse de retirer des cigarettes. Une fois l’affranchissement accompli, le lanceur d’alerte va employer des moyens illégaux – il s’agit de voler ces informations. Ainsi de Daniel Ellsberg, considéré comme le premier lanceur d’alerte, lorsqu’il se saisit d’une étude préparée par le département de la défense sur la guerre du Viêt Nam, connue sous le nom des Pentagon Papers révélant la volonté du gouvernement de continuer sciemment la guerre en Asie du Sud et condamné pour vol et trahison par les services secrets. Enfin, conséquence du vol, l’ultime geste, qui fait du lanceur d’alerte ce qu’il est, le geste de donation. C’est celui-là qui informe la population. Ainsi d’Edward Snowden lorsqu’il rend publique, à travers The Guardian, ou le Washington Post, et a posteriori de manière internationale, l’utilisation des logiciels PRISM ou Xkeyscore, capables de récolter n’importe quelle information d’un utilisateur de la toile.

 

 

Le travail du lanceur d’alerte se situe donc au cœur d’un entre-deux, qui consiste en une transmission d’information. Cette médiation est particulière, en ce qu’elle implique un changement d’échelle. Ce changement d’échelle est celui du passage, peu effectué, entre une minorité savante et une majorité ignorante. Dans un langage politique, faire en sorte que l’intérêt général puisse se rendre compte et juger des méfaits des intérêts privés, dont les soucis concernent pourtant cet intérêt général.

Et la comparaison ne s’arrête pas là. Prométhée est dit « bon » ou « bienveillant » lorsqu’il

s’empare du feu, tout comme le terme lanceur d’alerte se rapproche du dénonciateur, intègre dans ses intentions, en opposition au délateur, captieux, quand bien même s’agit-il d’un vol d’information. Aussi, le lanceur d’alerte est certes dans la volonté de dénoncer aux autres, mais il espère, en dernière instance, avec toute l’aide possible, mettre un terme à cette corruption. Et cette flamme qui l’anime – sans doute la ferveur de l’indignation – lui permet de transpercer les obstacles qui lui barrent la route. Car, en dépit de la volonté de bien faire, c’est nécessairement une lutte folle qui s’annonce – affronter la corruption n’est pas une tâche aisée. Si nous prenons le cas de Denis Robert, ce sont une multinationale, des banques, des avocats, des huissiers, des policiers, dont des centaines de perquisitions, des juges, des journalistes, les renseignements secrets, la DGSE, la DST, Thompson et EADS, ainsi que deux candidats à l’élection présidentielle qui furent ses adversaires durant les affaires dites Clearstream 1 et 2, affaires de blanchiment d’argent et d’atteinte à l’intégrité de la vie politique, qui s’étaleront sur dix ans de vie vécus sous pression judiciaire.

Mais malgré un tel héroïsme, les conséquences d’un tel geste sont similaires à celles du malfaiteur. Si dans le monde anglo-saxon, les whistleblowers sont relativement bien protégés, il faut attendre la loi Sapin II pour que les lanceurs d’alerte français soient moins démunis face au monstre de l’appareil administratif et juridique des entreprises. Tout comme Prométhée, condamné à être mordu dans le foie pour l’éternité, le lanceur d’alerte est encore voué à perdre son travail, sa crédibilité et sa dignité. C’est en partie le cas d’André Cicolella, dénonçant les effets des éthers de glycol et licencié de l’INRS pour « faute grave ». Cette condamnation à la morsure se fait dans un lieu précis pour Prométhée, le Caucase, considéré comme le bout du monde en Grèce antique – un lien ironique se tisse ici – certains lanceurs d’alerte sont aujourd’hui retenus dans les ambassades, carrefours des mondes. Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, menacé d’extradition aux États- Unis, vit actuellement dans l’ambassade équatoriale au Royaume-Uni.

 

Si les journalistes ne sont pas des lanceurs d’alerte, leur métier les amène soit à en devenir, soit à participer à la donation de l’information en assurant par-là la protection des lanceurs d’alerte ; rappelons-nous ainsi Bob Woodward et Carl Berstein, dans l’affaire du Watergate, qui ont, jusqu’au bout, protégé l’identité de leur informateur, Mark Felt, alias Gorge Profonde (Deep Throat). Les journalistes sont avant tout des médiateurs qui se doivent de relayer la voix de ces héros. Dans un monde glacial où les scandales s’enchaînent jour après jour, jusqu’à faire effet boule de neige, le feu de la connaissance allumé par les lanceurs d’alerte demeure une lueur d’espoir dans le foyer des consciences.

 

1 Les sombres précurseurs, éditions EHESS.

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