Kiffer Grave : critique d’un film cannibale

Classé comme un film d’horreur aux penchants gore, le premier long-métrage de Julia Ducournau se détache brutalement du paysage filmique français habituel. Il ne faut pas s’y méprendre, on n’a pas affaire à un film d’horreur dans lequel on passe notre temps à sursauter. Grave vient plutôt susciter l’effroi dans ce que l’être humain juge le plus repoussant : le cannibalisme. Les scènes sanglantes agrémentées de musique électro ont de quoi capter l’attention d’une génération plus jeune, habituée à la violence et aux scènes plus osées.

Justine débute ses études vétérinaires comme l’ont fait ses parents et sa sœur aînée avant elle. Si la vie de la jeune femme a été jusqu’alors calculée au compte-gouttes (première de classe, végétarianisme stricte), il suffit qu’elle ingère une bouchée de viande crue lors de son initiation pour qu’elle bascule ensuite dans un monde inconnu, dans un récit de coming of age plutôt inhabituel. Le premier amour, le sexe, les clopes, la première bouchée d’un doigt fraîchement coupé ; rien ne sera épargné parmi les premières expériences de cette femme en devenir.

L’appropriation des classiques de l’horreur

La réalisatrice est consciente de l’héritage du film d’horreur et le souligne dès le début du film, avec une référence à Carrie au bal du diable de Brian De Palma, où des intimidateurs versent des litres de sang de cochon sur la protagoniste et les autres initiés. Dans Carrie, ladite scène vient presque clôturer le film, tandis que dans Grave, c’est ainsi qu’on l’entame. Le ton est donné, l’étincelle de folie est née dans le regard de Justine. There will be blood.

En transformant ce classique de l’horreur en élément déclencheur, la réalisatrice démontre son savoir-faire : si le pire arrive dès le début, quelle dimension peut bien prendre la suite ? Jusqu’où peut se rendre Justine dans cette folie dégénérative qui la pousse au cannibalisme ? La trame narrative est si peu classique que le spectateur est d’autant plus suspendu aux mouvements de la protagoniste qui sombre dès le début et poursuit sa chute libre.

Tomber dans l’excès

C’est cet appétit de curiosité typique chez l’étudiant qui vient de troquer le toit familial pour la résidence universitaire qui est présenté, mais parfois dans un esprit SM. Par exemple, Justine mêle violence et sexualité : elle a envie de son colocataire presque autant que de sa chair et le toise comme un morceau de viande qu’elle veut dévorer. Dans une scène étonnante où elle perd sa virginité, elle mord profondément son propre poignet dans une dernière poussée qui la mène à l’orgasme. Justine ne veut plus être une première de classe qui s’oblige la réussite. Elle aussi veut s’amuser et elle y parvient, jusqu’au point de non-retour.

Elle entre donc dans une transition, et ce, dès son initiation où elle rejoint les autres dans des sous-sols glauques, là où le rave bat son plein avec des lumières aveuglantes et des jeunes au regard dopé qui contorsionnent leurs corps sur des sons électro. La trame sonore complimente bien ce genre de scènes, particulièrement celle où Justine a recouvert ses lèvres de rouge et s’exerce à embrasser son reflet langoureusement, avec comme fond la pièce « Plus putes que toutes les putes » du duo dark rave rap parisien Orties. La réalisatrice donne à Justine le pouvoir de déterrer les préjugés sur l’hypersexualisation de la femme et, ainsi, de revendiquer sa propre sexualité.

Un thème croustillant

Aborder le cannibalisme dans l’ère du véganisme, c’est lancer un message aux consommateurs de viande. Effectivement, les plans où Justine mange de la viande crue de façon vorace et ceux où les cadavres d’animaux sont disséqués avec sang-froid par les étudiants de médecine vétérinaire donnent plutôt mal au cœur. Au final, entre le cannibalisme et le « carnivorisme », existe-t-il une si grande différence ?

En effet, une dédramatisation de l’acte cannibale s’installe progressivement. À titre d’exemple, lorsqu’un personnage, dans un élan de baiser vorace, se fait mordre la bouche au sang (jusqu’à en perdre une dent), la coupable ne subit aucune conséquence – ce n’est pas si mal, dit-on, elle n’a tué personne. Elle continue alors d’assister à ses cours sans soucis. Cette représentation peu réaliste démontre le désir de la réalisatrice de montrer un monde parallèle où le cannibalisme est mis à égalité avec n’importe quel autre plaisir excessif.

En franchissant les limites de l’acceptable et en mélangeant les genres, de jeunes réalisateurs comme Julia Ducournau réussissent à nous convaincre que l’innovation au cinéma existe vraiment. C’est grâce à sa forme hybride et hétéroclite que Grave devient un film rafraîchissant parmi toutes les imitations d’imitations qui sortent chaque année dans le rayon de l’horreur.

Bande-annonce de Grave

Par Laurence Dubuc

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