Déchirer la camisole de force : une autre langue implique-t-elle une autre personnalité ?

Crédit photo : Ellen Munro – Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0) – https://www.flickr.com/photos/ellenmunro/6026788270/in/dateposted/

J’ai récemment découvert quelque chose sur moi-même : j’ai plusieurs personnalités. Le coupable n’est ni une double vie douteuse qui m’oblige à fuir les autorités publiques, ni un compte bancaire en Suisse : le coupable est Erasmus.

Je vis à Paris et dans trois langues. Assise avec mes amis dans la cuisine commune de notre maison, je saute de l’anglais au français, en passant parfois par l’allemand, et je me sens soudainement changer avec chaque mot. Comme si dans chaque langue, je devenais une version légèrement différente de moi-même. Et cette perception modèle déjà mes phrases avant qu’elles ne s’écoulent de ma bouche ; selon la langue que je parle avec l’autre, je vais probablement, même si je me trouve toujours dans le même état d’esprit, répondre à la question « Comment ça va ? » trois fois d’une manière un peu différente : en allemand je suis cynique, en anglais je suis folâtre et en français toujours un peu ennuyée.

« Au moment où nous choisissons une langue, nous activons les normes culturelles et le comportement non verbal qui appartient à cette langue », explique Jean-Marc Dewaele, professeur de linguistique appliquée et multilinguisme à l’université de Londres. Dewaele a mené des études approfondies auprès de plus d’un millier de personnes bilingues et multilingues, et presque toutes ont fait état de ce phénomène de différence — ce sentiment que dès que l’on parle une nouvelle langue, on adopte également une nouvelle personnalité.

Il n’y a cependant, d’après les résultats des études, aucune différence selon l’âge auquel on a commencé à apprendre la langue, et ainsi selon le degré d’aisance dans cette langue : le sentiment de se revêtir d’une personnalité différente comme d’un manteau un peu trop grand reste toujours tangible. La crainte d’être moins ingénieux ou d’avoir l’air un peu fade pourrait s’expliquer par l’insuffisance des compétences langagières (90 % de mon humour se composent de  –  très – mauvais jeux de mots, une difficulté fatale dans les langues étrangères). D’ailleurs, Dewaele et son équipe ont observé que non seulement la tonalité ou la tessiture du locuteur, mais aussi des codes culturels tels que le sujet de la conversation ou la proximité de l’interlocuteur pouvaient varier quand on change de langue.

« Une langue particulière peut nous donner plus de liberté individuelle pour s’exprimer », poursuit Jean-Marc Dewaele, et il parle des participants asiatiques ou arabes qui ont moins de mal à se fâcher en anglais. Parce que l’on a souvent moins d’inhibition dans une langue étrangère – sa collaboratrice Rosemary Wilson comparait la langue étrangère à un masque derrière lequel notamment les gens timides pourraient se cacher –  mais aussi parce qu’il existe des tabous culturels dans la langue maternelle de ces sujets. Chaque langue porte son propre code. Est-ce pour cela que j’ai parfois l’impression d’imiter Rachel Green de Friends quand je parle anglais (sans job et sans véritables problèmes) ou que je lance des phrases pseudo-intellectuelles en français qui sonneraient vraiment plus désinvoltes avec une clope à la main ?

Selon une formule fameuse et déjà énoncée par le linguiste Benjamin Lee Whorf, qui s’appuyait sur les théories de son maître Edward Sapir, le langage module notre manière de penser ; le principe de la relativité linguistique, connu par la suite comme l’hypothèse de Sapir-Whorf, constate que la façon dont on perçoit le monde dépend des structures linguistiques : grammaire, vocabulaire et système sémantique circonscrivent le champ de notre pensée. « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde », écrit Ludwig Wittgenstein, philosophe anglo-autrichien du XXe siècle. Il est donc question non seulement de la maîtrise d’une certaine langue, mais aussi de l’inscription par chaque langue de ses propres caractéristiques, qui déterminent d’avance les possibilités du locuteur – ce que Foucault aurait probablement nommé un a priori linguistique.

Je pense parfois que mes amis étrangers ne savent même pas qui je suis, au fond. Mais, par ailleurs, qui suis-je vraiment ? Une « personnalité pure » est un leurre aussi trompeur qu’une langue pure. Entre Erasmus et un tour du monde, on n’apprend pas seulement de nouveaux mots ni où acheter le vin le plus rentable (Lidl, 99 centimes), mais surtout des gens nouveaux, des visions du monde inconnues. L’hybridité est devenue la norme.

C’est donc un fait prouvé par la science : le langage est une camisole de force. Mais cela ne signifie pas que l’on ne peut pas changer de camisole de temps en temps, mettre parfois un manteau. Aussi mes identités étrangères sont-elles dérivées de ma propre personnalité. Il n’y a plus d’essence. L’Allemande cynique, l’Anglophone frivole, la Française ennuyée : « Je » est nous toutes.


Par Iseult Grandjean

Article initialement publié dans JETZT (Süddeutsche Zeitung)

Vous devriez également aimer