COOPÉRATIVES : VERS LA FIN DU CAPITALISME ?

Elles ont mieux résisté à la crise financière de 2008 que les banques. Omniprésentes dans le secteur agricole, de l’habitation et des assurances, elles sont gérées de manière démocratique. Et pourtant, elles restent un fait anecdotique comparativement aux innombrables compagnies qui dominent notre monde. Alors que les dérives sociales et environnementales du néolibéralisme font questionner le modèle actuel, le mouvement coopératif offre peut-être une solution sur-mesure aux problèmes sociétaux modernes. Par Julien Beaulieu

Une question sociologique

Avant même d’entrer dans le vif du sujet, il faut se demander si l’être humain est fait pour coopérer. Car c’est ce que la coopérative propose : la collaboration d’êtres humains afin d’atteindre une fin commune. Pourtant, le postulat économique de la
rationalité de l’être humain est clair : toute personne cherche à maximiser son profit individuel, dans toute situation. Cela implique une concurrence entre les individus, qui agiront de manière égoïste afin d’améliorer leur situation personnelle. D’ailleurs, on entend souvent que c’est cette compétition entre les individus qui contribue à rendre l’économie de marché performante.

Pourtant, selon la théorie des jeux et le dilemme du prisonnier, c’est lorsque des individus coopèrent qu’ils obtiennent le meilleur résultat commun, la concurrence entraînant une diminution du gain de chacun. Mais le choix d’un comportement ou d’un
autre serait surtout une question de contexte : « Dans un milieu favorable, [l’individu] entretient naturellement des relations de coopération et de collaboration avec ses concitoyens, ce n’est que dans un milieu agressif que la compétition individuelle et les
comportements non coopératifs de prédateur ou d’égoïsme vont l’emporter. » (Hervé Juvin).

Ruissellement et répartition des richesses

Les coopératives occupent le troisième rang des acteurs économiques au Québec, derrière les entreprises privées et les entreprises et services publics. À l’échelle mondiale, leur poids reste marginal. Traditionnellement, les sociétés capitalistes ont misé surtout sur l’entreprise privée pour innover et générer de la croissance. Plus agiles et performantes, dopées par la dynamique concurrentielle, ces compagnies devaient créer de la richesse qui bénéficierait à leurs actionnaires, puis ruissellerait ensuite sur
l’ensemble de la société.

Or, si le monde s’est enrichi au cours des dernières décennies, tous n’ont pas récolté les fruits de cette croissance économique. Le Canada est le deuxième pays où les inégalités de revenus ont le plus cru au cours des 20 dernières années, derrière les États-Unis. En effet, depuis 30 ans, le 1% des canadiens les plus riches a profité de 37% de la hausse des revenus. Par ailleurs, la crise de 2008 a remis en question la capacité du marché à s’autogérer. Même si des modèles alternatifs sont venus réformer le système
économique, ils n’ont pas réussi à pallier l’ensemble de ses déficiences. Ainsi, les principes de développement durable n’ont pas réussi à stopper tout prélèvement sur la nature, et leur volet social a été négligé. Dans ce contexte, la recherche d’alternatives et
de modèles complémentaires à l’économie de marché s’est amorcée. En 2002, l’Organisation internationale du travail prenait la recommandation 193 concernant la promotion des coopératives et reconnaissait l’impact bénéfique du modèle coopératif
sur l’économie.

Définir le mouvement coopératif

Les premières coopératives ont été imaginées vers la fin du 18 e siècle et au début du 19 e siècle par des socialistes utopistes comme Owen, Saint-Simon et Fourier. L’Alliance coopérative internationale définit aujourd’hui la coopérative comme une « association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement. » La principale distinction entre la coopérative et l’entreprise traditionnelle, c’est leurs finalités différentes. Alors que la coopérative existe pour satisfaire les besoins de ses membres, l’entreprise traditionnelle a pour mission de maximiser ses profits.

L’Alliance coopérative internationale énumère les valeurs (prise en charge, responsabilité personnelle et mutuelle, égalité, équité et solidarité) et principes (adhésion volontaire et ouverte à tous, pouvoir démocratique exercé par les membres, participation économique des membres, autonomie et indépendance, éducation, formation et information, coopération entre les coopératives et engagement envers la communauté) que toute coopérative doit respecter. Au Québec, les modalités d’action des coopératives est prévue par la Loi sur les coopératives, la Loi sur les coopératives de services financiers et la Loi sur les assurances (pour les mutuelles d’assurance). La Loi sur les coopératives prévoit notamment que chaque membre de la coopérative bénéficie d’une voix lors des votes en assemblée générale. Elle exige aussi que les trop-perçus (c’est-à- dire les profits réalisés dans le cadre des activités de la coopératives) soient reversés aux membres sous forme de ristourne ou investis dans la réserve de la
coopérative.

Plusieurs formes de coopératives sont prévues par la législation québécoise : coopératives de producteurs, coopératives de consommateurs, coopératives de travail, coopératives de solidarité, etc. Par exemple, la coopérative de travail « regroupe
exclusivement des personnes physiques qui, en tant que travailleurs, s’associent pour l’exploitation d’une entreprise conformément aux règles d’action coopérative et dont l’objet est de fournir du travail à ses membres et à ses membres auxiliaires. » (article 222 de la Loi sur les coopératives). Au Québec, on retrouve 3 300 coopératives et mutuelles, pour un chiffre d’affaires de 14,5 milliards pour les coopératives non-financières seulement.

Une alternative viable ?

Les coopératives peuvent-elles vraiment combler les limites de l’entreprise privée ? Il faut noter que les coopératives ne sont pas des entreprises publiques : elles n’appartiennent pas à l’ensemble de la population, mais seulement à leurs membres. Il
s’agit donc d’« un projet de société humaniste alternatif au capitalisme (recherche du profit dans la compétition), de même qu’au socialisme d’État (entreprises nationalisées) » (Marie-Anne Kraft). De plus, les coopératives n’excluent pas toute notion de
concurrence. Que ce soit entre elles ou face à des entreprises privées, elles participent à l’économie de marché et doivent offrir des produits et services concurrentiels.

Selon Michel Lafleur, chercheur à l’Université de Sherbrooke, deux choses distinguent les coopératives des autres formes d’entreprise : la prise de décision et la répartition des richesses. En effet, les coopératives sont des organes entièrement démocratiques, où chaque membre a un poids égal dans les décisions. La présence d’un actionnaire majoritaire dictant sa volonté à l’entreprise est impossible pas dans le modèle coopératif. Cette gestion démocratique vient aussi répondre au problème de
déresponsabilisation et de désengagement citoyens : « Conséquemment à la responsabilisation des membres envers la gestion et la pérennité de la coopérative, les bénéfices, soit les ristournes, sont distribués au prorata de l’utilisation des services utilisés par le membre. Tous les membres deviennent donc des acteurs importants dans la manifestation du pouvoir au sein de ces organisations. Le sens des responsabilités se présente donc comme une modalité majeure à l’exercice de la démocratie. » Ainsi, ce
n’est pas le nombre d’actions détenues qui détermine la somme reçue, mais l’apport aux activités de la coopérative.

La gestion des coopératives est généralement plus prudente et durable que celle des entreprises privées : leur taux de survie est d’ailleurs deux fois supérieur. Mais le modèle a ses limites. Le mode de gestion démocratique limite la flexibilité et l’agilité des
entreprises, qui auront moins tendance à innover. Puisque leur apport en capital est limité à leurs parts sociales et aux emprunts bancaires, les coopératives ont plus de difficulté à attirer des investisseurs. Leur ratio dette – équité peut s’en voir perturbé.
D’ailleurs, les coopératives fin

ancières doivent souvent évoluer dans un environnement réglementaire hostile, fait pour les banques privées. La démutualisation de ces coopératives, qui leur permet d’être cotées en bourse, remet en cause l’accomplissement de leur mission. Ainsi, au cours de la crise de 2008, certaines ont succombé aux mêmes dérives que les banques privées. Rappelons que les coopératives ne sont pas un service public, ce qui signifie que leurs services ne sont pas entièrement financés par l’État, ni accessibles universellement.

Coopérer ou concurrencer

Pourquoi les coopératives sont-elles l’exception plutôt que la règle dans notre système économique ? Surtout parce que l’entrepreneuriat est vu comme l’affaire d’un seul individu qui cherche à s’enrichir. D’ailleurs, le modèle coopératif est peu enseigné dans les écoles.

En somme, tout revient à la question du choix de coopérer ou non. Tel qu’énoncé par Michelle Harbour, « La coopérative offre comme nous l’avons vu, une structure qui se rapproche des conditions favorisant sa [l’altruisme] manifestation. En ce sens, nous
pouvons croire qu’elle est une entreprise qui met en place des structures et des modalités qui favorisent davantage les comportements civiques, ici l’altruisme, que l’entreprise capitaliste, dont les intérêts sont le plus souvent financiers sur une
perspective à court terme. »

Une société qui mise sur l’individu et la concurrence optera pour un modèle capitaliste, alors qu’une société qui opte pour la solidarité et la force du groupe tendra vers le modèle coopératif. Les deux semblent possibles. En réponse aux théories du darwinisme social, qui suggèrent que seuls les êtres humains les plus forts doivent survivre en société, l’écrivain russe Pierre Kropotkine avançait que « les espèces animales au sein desquelles la lutte individuelle a été réduite au minimum et où la pratique de l’aide mutuelle a atteint son plus grand développement sont invariablement plus nombreuses, plus prospères et les plus ouvertes au progrès. » (L’Entraide, un facteur de l’évolution) Autant la coopération que la compétition sont des tendances naturelles de l’être humain. Il suffit simplement de décider laquelle on désire favoriser dans notre monde.

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